Il y a 80 ans, l’Europe entière faillit sombrer dans le fascisme. Les armées allemandes volaient de victoire en victoire et semblaient invincibles. Successivement, le Danemark, la Norvège, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et la France sont envahis. Des gouvernements fantoches se mettent en place, sous l’œil vigilant de l’occupant qui impose sa volonté aux vaincus.
De violents combats aériens se déroulent dans le ciel suisse. Le 1er juin, un bombardier de la Luftwaffe est abattu par la chasse helvétique au-dessus de Lignières. Le 8 juin, six avions allemands abattent un appareil suisse d’observation non armé dans la région de Porrentruy.
Le 11 juin, Mussolini déclare la guerre à la France et à la Grande-Bretagne et l’Italie se range aux côtés du IIIe Reich. La Suisse est encerclée.
En France, le 22 juin, un armistice est signé et le territoire est divisé en une zone d’occupation et une « zone libre » où s’installe, à Vichy, un gouvernement dirigé par le maréchal Pétain (1856-1951) qui sera investi le 11 juillet des pleins pouvoirs par l’Assemblée nationale de la défunte Troisième République.
L’effort après l’indolence
Le héros de Verdun l’a proclamé le 20 juin depuis Bordeaux où s’était replié le gouvernement français :
« Trop peu d’enfants, trop peu d’armes, trop peu d’alliés, voilà les causes de notre défaite. Depuis la victoire de 1918, l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice : on a voulu épargner l’effort, on rencontre aujourd’hui le malheur. »
Cinq jours plus tard, le président de la Confédération, Marcel Pilet-Golaz (1889-1958), fait à son tour la leçon au peuple suisse :
« Partout, dans tous les domaines – spirituel et matériel, économique et politique – le redressement indispensable exigera de puissants efforts, qui s’exerceront, pour être efficaces, en dehors des formules périmées. Cela ne se fera pas sans douloureux renoncements et sans durs sacrifices. […]
Afin d’obtenir ce résultat… il en faudra des décisions majeures. Et non pas des décisions longuement débattues, discutées, soupesées. À quoi serviraient-elles devant le flot puissant et rapide des faits à endiguer ? Des décisions, à la fois réfléchies et promptes, prises d’autorité.
Oui, je le dis bien, prises d’autorité. Oh ! ne nous y trompons pas, les temps que nous vivons nous arracheront à nombre d’habitudes anciennes, confortables, indolentes – je n’ose employer l’expression ‘pépères’, qui répondrait exactement à ma pensée. […] Le moment n’est pas de regarder mélancoliquement en arrière mais avec résolution en avant, pour contribuer de toutes nos forces, modeste et utiles à la fois, à la restauration du monde disloqué. […]
Nous reprendrons l’habitude salutaire de peiner beaucoup pour un modeste résultat, alors que nous nous étions bercés de l’espoir d’obtenir un gros résultat sans grand-peine. Comme si l’effort seul n’était pas générateur de joie ! Demandez-le aux sportifs : il y a longtemps qu’ils le savent. […]
[Les bons citoyens] comprendront que le gouvernement doit agir. Conscient de ses responsabilités, il les assumera pleinement ; en dehors, au-dessus des partis, au service de tous les Suisses, fils de la même terre, épis du même champ. A vous, Confédérés, de le suivre, comme un guide sûr et dévoué, qui ne pourra pas toujours expliquer, commenter, justifier ses décisions. Les évènements marchent vite : il faut adopter leur rythme. C’est ainsi, ainsi seulement que nous sauvegarderons l’avenir. » […]
Et le 27 juin, au terme d’une adresse à la troupe, le général Guisan proclame :
« Seule la mort libère le soldat suisse de son devoir envers le pays. »
Le 30 juin, plusieurs journaux de Suisse alémanique signalent l’apparition dans le ciel de « la main de Nicolas de Flue » qui a épargné la guerre à la Suisse. Il ne s’agissait, en fait, que de la condensation d’un nuage de fumée produit par un moteur d’avion…
Il est temps de s’aligner
La presse allemande exhorte régulièrement les Suisses à se rallier au nouvel ordre européen et à abandonner ces vieilleries qui ont noms démocratie, séparation des pouvoirs ou protection des minorités raciales. Ces appels sont relayés par une partie de la presse suisse.
Le 10 septembre, Pilet-Golaz accorde un entretien aux dirigeants du Mouvement national suisse (MNS) qui regroupe depuis le début de l’été divers mouvements fascistes et sympathisants nazis. Le MNS exulte et publie un communiqué – salué par la radio allemande – qui se conclut ainsi :
« L’entretien, qui dura une heure et demie, représente un premier pas vers la pacification des conditions politiques en Suisse. »
Enhardi par ce premier succès, le mouvement somme le Conseil fédéral de lui accorder une pleine liberté d’expression et de réviser les procès intentés à d’anciens frontistes. Il menace d’organiser une « Marche sur Berne » si le gouvernement l’éconduit. Mal lui en prend puisque le Conseil fédéral interdit le MNS le 19 novembre et ordonne sa dissolution.
Ce qu’on ne sait pas encore à ce moment-là, c’est que le 15 novembre une lettre signée par 173 personnes – dont 80 officiers ! – qui entrera dans l’histoire sous le nom de « Pétition des 200 » a été remise au Conseil fédéral. Ce document de quatre pages appelle le gouvernement à sévir contre les organes de presse qui persistent à défendre les libertés démocratiques et à critiquer les régimes dictatoriaux des États voisins. On y lit notamment une violente attaque contre Robert Grimm (1881-1958), coupable d’avoir dénoncé un retour à la barbarie dans ces pays1.
Parmi les signataires romands de ce pamphlet nauséabond, on relève les noms des Genevois Lucien Cramer, René Hentsch et Max-Marc Thomas, et ceux des Vaudois Alphonse Morel, Marcel Regamey et Marc Rivier. Pas de Neuchâtelois semble-t-il !
Tout ce joli monde se retrouvera après la guerre pour célébrer avec emphase les vertus de la démocratie libérale et dénoncer les vilains socialistes qui se permettaient de revendiquer un peu plus de justice sociale pour le peuple suisse, après les privations de la période de guerre. Ainsi va la vie politique !
Raymond Spira
Article paru dans Le Point n° 329 de mars 2020
1Accessible en ligne dans les Documents diplomatiques suisses sous la référence dodis.ch/19037.