Le 3 mars dernier, je concluais ma pensée du jour par un cri du cœur culinaire qui, j’en fus ravis, en amusa plus d’un. J’aurais pu, sur ce maigre succès cesser de filer la métaphore pâtissière, si seulement mon appétence à la fois pour la confiserie et pour le coup de gueule ne m’avait pas entraîné vers les chemins escarpés de la gourmandise, sociologique cette fois-ci, me poussant ainsi à vous livrer une énième petite pensée de derrière mes fourneaux…
Ma recette de mille-feuille du jour est issue du tablier du sociologue Gerald Bronner, qui nous en propose une version un peu apocryphe qu’il nomme « le mille-feuille argumentatif ». Les étapes de la confection sont assez simples, et nous sont rapportées dans le très bon livre de Rudy Reichstadt « L’Opium des imbéciles » (Grasset, 2019), dont je vous retranscris les points importants : « Il s’agit d’essayer de noyer son auditoire sous une avalanche de détails insignifiants (…) en juxtaposant des arguments empruntés à des champs très diversifiés de la connaissance. Le but est de produire un effet d’intimidation (…), l’idée surgit que tout ne peut pas être faux ; que, d’une certaine manière, « il n’y a pas de fumée sans feu ». Le doute est instillé : mission accomplie ! ». Mission accomplie en effet, vous pouvez sortir votre mille-feuille du frigo et le déguster, sans masque bien sûr… ! Ces masques terribles qui musellent la parole et l’esprit, et qui font d’ailleurs partie du panier des apprentis-pâtissiers argumentatifs, qui nous régalent quotidiennement de leurs dernières créations, très imaginatives au demeurant, et qui font leur marché aux étals aussi divers que variés : un peu de Conseiller fédéral autocrate en politique, un peu de criminalité présumée en pharmaceutique, un peu de « hold-up » dans le rayon des documentaires faisant la part belle à quelques complotistes notoires, et pour finir, quelques branches de scepticisme scientifique pour une note sucrée. Mélangez le tout, et vous obtiendrez quelques phrases bien senties comme « COVID, Complot Organisé Visant à Instaurer la Dictature ». Bon appétit !
LA DÉRIVE DU LANGAGE
Toutefois, au-delà de ces quelques plaisirs de la table qui ne feraient pas bien mal s’ils n’étaient pas si bourratifs, la recette pseudo-sceptique fait vite place à la dérive du langage, dont le triste acronyme cité en amont en démontre toute l’infinie bêtise. Outre le désormais sempiternel complot dont nous serions les victimes consentantes, nous serions également en dictature, un terme que l’on voit fleurir de plus en plus dans nos rues, sur les réseaux, et même dans le bouche de quelques figures politiques, et qui trouble notre pays autoproclamé phare de la démocratie. Du complotisme à l’hyperbole, le Rubicon n’est donc pas bien difficile à franchir. Malheureusement, de l’hyperbole à l’indécence, la frontière est encore plus maigre. Ainsi pouvait-on lire il y a quelques semaines dans une tribune de Libération : « À Avignon, des manifestants arboraient fièrement l’étoile jaune avec la mention "non vacciné", pour contrer "ces lois liberticides qui rappellent des moments noirs de notre histoire." ». Si la distance qui, en Suisse, nous sépare encore du Point Godwin semble suffisante pour nous préserver de cette insoutenable démonstration d’ignorance et d’abjection, la frontière qui délimite les termes les plus abusifs et ces comportements est fragile, et il serait dangereux de sous-estimer l’influence des fantasmagories les plus fantasques qui alimentent un réseau tentaculaire se nourrissant d’un pot-pourri de toutes les théories à même de le servir. Des simples allusions aux références les plus extrêmes, des simples marchands de doute aux porteurs de violence. En cette période qui marque le retour de l’hiver (du moins dans mes 1000 m d’altitude), la menace de l’effet boule de neige ne s’est jamais autant fait sentir.
DES FOURNEAUX AU PARLEMENT
Les mots ont un sens, rappelait avec force il y quelques années de cela Robert Badinter au procès de Robert Faurisson. Et l’ancien Garde des Sceaux de François Mitterrand d’ajouter : « sauf pour ceux qui les utilisent comme vous ». Si le vibrant témoignage de ce grand avocat fait indéniablement autorité en France, il n'en demeure pas moins pertinent même sous nos latitudes, où l'instrumentalisation des mots confine à la violence des actes.
Ces quelques lignes n’ont pas d’autres buts que de porter une réflexion sur notre rapport aux mots, à leurs fonctions, mais aussi à la réalité. Une réalité qui, plus que jamais, semble manquer de sens et où les théories et les dérives les plus inquiétantes offrent une bouée de sauvetage et le confort du « contrôle de la vérité ».
Enfin, le complotisme, puisqu’il faut l’appeler par son nom, ainsi que ses dérives, restent un acte politique. Et ce sera aux forces politiques d’y répondre. À quelques semaines du renouvellement du Parlement cantonal, la confiance en nos institutions et la confiance – de celles et ceux qui les occuperont – en la science, en la remise en question sans sombrer dans la paranoïa, et en la recherche de la parole juste pour répondre sans instrumentalisation aux craintes que nous fait subir le réel, sera déterminante.
Les mots ont un sens. Ils ont aussi un poids. Le poids de l'histoire. L'histoire des temps passés nous appelle à la décence. L’histoire du temps présent nous oblige à la prudence. Puisse l'histoire des temps à venir apaiser nos consciences !