Un arrêt rendu le 1er juillet 2014 par la Cour européenne des droits de l’Homme à propos de la loi française du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public a conclu (15 voix contre 2) que la loi attaquée ne viole pas la Convention européenne des droits de l’Homme.

Une initiative en cours de signature vise à introduire dans la Constitution fédérale l’interdiction de se dissimuler le visage dans l’espace public, ainsi que dans les lieux accessibles au public ou dans lesquels sont fournies des prestations ordinairement accessibles par tout un chacun, à l’exception des lieux de culte. Les initiants ne font pas mystère de leur but qui est d’interdire le port du voile intégral (burqa ou niqab) sur le territoire de la Confédération, comme c’est déjà le cas au Tessin, ainsi qu’en France et en Belgique.

Cette initiative divise la gauche entre celles et ceux qui considèrent que le port du voile intégral n’a pas de véritable fondement religieux et relève de l’action de mouvements intégristes extrémistes qu’il faut combattre, et ceux qui dénoncent une stigmatisation de la communauté musulmane ou, plus prosaïquement, défendent les intérêts de l’industrie touristique dans les régions fréquentées par de riches touristes arabes. D’ores et déjà, bien qu’elle n’ait pas encore été déposée, les socialistes se déchirent publiquement à son sujet, pour le plus grand plaisir de ses promoteurs dont les convictions islamophobes ne font guère de doute.

Aussi, pour comprendre de quoi il s’agit, vaut-il la peine de lire l’arrêt, très nuancé, rendu le 1er juillet 2014 par la Cour européenne des droits de l’homme à propos de la loi française du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public (Affaire S.A.S. c. France, accessible en ligne) dont voici quelques extraits :

« L’interdiction de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage pose des questions au regard du droit au respect de la vie privée des femmes qui souhaitent porter le voile intégral pour des raisons tenant de leurs convictions, ainsi qu’au regard de leur liberté de manifester celles-ci.

La Cour estime en effet que les choix faits quant à l’apparence que l’on souhaite avoir, dans l’espace public comme en privé, relèvent de l’expression de la personnalité de chacun et donc de la vie privée. […] Elle estime […] qu’il en va de même du choix des vêtements. Une mesure émanant d’une autorité publique limitative d’un choix de ce type est donc en principe constitutive d’une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée […]

Ceci étant dit, pour autant que cette interdiction est mise en cause par des personnes qui, telles que la requérante, se plaignent d’être en conséquence empêchées de porter dans l’espace public une tenue que leur pratique d’une religion leur dicte de revêtir, elle soulève avant tout un problème au regard de la liberté de chacun de manifester sa religion ou ses convictions. La circonstance que cette pratique est minoritaire et apparaît contestée est sans pertinence à cet égard. […]

La Cour prend en compte le fait que l’État défendeur considère que le visage joue un rôle important dans l’interaction sociale. Elle peut comprendre le point de vue selon lequel les personnes qui se trouvent dans les lieux ouverts à tous souhaitent que ne s’y développent pas des pratiques ou des attitudes mettant fondamentalement en cause la possibilité de relations interpersonnelles ouvertes qui, en vertu d’un consensus établi, est un élément indispensable à la vie collective au sein de la société considérée. La Cour peut donc admettre que la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble. […]

Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun. […]

Pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique ». Bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante. Le pluralisme et la démocratie doivent également se fonder sur le dialogue et un esprit de compromis, qui impliquent nécessairement de la part des individus des concessions diverses qui se justifient aux fins de la sauvegarde et de la promotion des idéaux et valeurs d’une société démocratique. […]

[La loi litigieuse] n’affecte pas la liberté de porter dans l’espace public tout habit ou élément vestimentaire – ayant ou non une connotation religieuse – qui n’a pas pour effet de dissimuler le visage. La Cour est consciente du fait que la prohibition critiquée pèse pour l’essentiel sur les femmes musulmanes qui souhaitent porter le voile intégral. Elle attache néanmoins une grande importance à la circonstance que cette interdiction n’est pas explicitement fondée sur la connotation religieuse des habits visés mais sur le seul fait qu’ils dissimulent le visage. […]

[…] en interdisant à chacun de revêtir dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage, l’État défendeur restreint d’une certaine façon le champ du pluralisme, dans la mesure où l’interdiction fait obstacle à ce que certaines femmes expriment leur personnalité et leurs convictions en portant le voile intégral en public. Il indique cependant de son côté qu’il s’agit pour lui de répondre à une pratique qu’il juge incompatible, dans la société française, avec les modalités de la communication sociale et, plus largement, du « vivre ensemble ». Dans cette perspective, l’État défendeur entend protéger une modalité d’interaction entre les individus, essentielle à ses yeux pour l’expression non seulement du pluralisme, mais aussi de la tolérance et de l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’y a pas de société démocratique. Il apparaît ainsi que la question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public constitue un choix de société. […] »

Par 15 voix contre 2, la Cour a conclu que la loi attaquée ne viole pas la Convention européenne des droits de l’homme.

Raymond Spira - Août 2016

2016-08-15