« Les luttes de classes elles-mêmes, si âpres qu’elles puissent être, supposent un terrain commun. La classe bourgeoise et la classe ouvrière sont les filles d’un même monde moderne, d’un même système de production et de pensée. Elles ont l’une et l’autre besoin que la science développe par la liberté de l’esprit les forces productives de l’homme, et même en se combattant elles reconnaissent des nécessités communes et des communes pensées. »

Alors que de divers côtés des voix s’élèvent pour que s’ouvrent en Suisse de nouvelles écoles privées, afin de permettre aux parents qui le souhaitent d’imposer à leurs enfants un enseignement conforme à leurs croyances religieuses, par exemple en matière de mixité ou d’égalité des sexes, il vaut la peine de relire ce que Jean Jaurès proclamait devant le Parlement français, en janvier 1910, dans un discours célèbre passé dans l’Histoire sous le nom de « Pour la laïque » et dont voici quelques extraits, étant entendu que ce que l’orateur disait il y a 107 ans à propos de l’Eglise catholique s’applique à toutes les religions, aujourd’hui comme hier.

Raymond Spira

« La démocratie, Messieurs, nous en parlons quelquefois avec un dédain qui s’explique par la constatation de certaines misères, de certaines vulgarités ; mais si vous allez au fond des choses, c’est une idée admirable d’avoir proclamé que, dans l’ordre politique et social d’aujourd’hui, il n’y a pas d’excommuniés, il n’y a pas de réprouvés, que toute personne humaine a son droit.

Et ce ne fut pas seulement une affirmation ; ce ne fut pas seulement une formule ; proclamer que toute personne humaine a un droit, c’est s’engager à la mettre en état d’exercer ce droit par la croissance de la pensée, par la diffusion des Lumières, par l’ensemble des garanties réelles, sociales, que vous devez à tout être humain si vous voulez qu’il soit en fait ce qu’il est en vocation, une personne libre.

Et voilà comment, par l’ardeur intérieure du principe de raison, par la revendication des foules éveillées par l’idée du droit à l’espérance, la démocratie politique tend à s’élargir en démocratie sociale, et l’horizon devient tous les jours plus vaste devant l’esprit humain en mouvement. […]

Ce qui fait la gravité du problème de l’enseignement, c’est le conflit passionné, violent, des principes de la société moderne, manifestés par toutes ses institutions et des principes, des affirmations essentielles de l’Église catholique elle-même. Comment peut se résoudre ce conflit ou comment, avec un tel antagonisme, un enseignement public est-il possible ?

Résoudrons-nous la difficulté en ramenant l’enseignement, comme parfois on nous le conseille ou on nous le suggère, à un niveau plus que modeste et humilié ? Renoncerons-nous à mettre dans l’enseignement du peuple quelque idéal et le réduirons-nous à une collection de préceptes médiocres d’hygiène ou de morale subalterne, à un recueil de recettes morales et de recettes culinaires ? Ce serait, Messieurs, la véritable faillite, la véritable abdication de la société civile, qui proclamerait que l’Église seule est capable de donner à la conscience quelque lumière, à l’enseignement quelque hauteur et à la vie quelque noblesse.

[…] Dirons-nous que désormais dans ce pays, trop profondément divisé, tout enseignement commun est impossible, qu’il faut prendre notre parti définitif de cet antagonisme, qu’il y aura, d’un côté les écoles de l’État, les écoles laïques, pratiquant, sous le nom menteur de neutralité, un enseignement d’agression et d’intolérance ; qu’il y aura, de l’autre côté, des écoles privées, des écoles catholiques, où seront enseignés, sans correction, sans contrôle et sans contrepoids, les dogmes les plus contraires aux principes mêmes de la société moderne et que les générations françaises seront indéfiniment divisées, non pas entre ces deux écoles, mais entre ces deux camps ? […]

Messieurs, ce serait la plus grave [scission] qui pût se produire dans une société. Les luttes de classes elles-mêmes, si âpres qu’elles puissent être, supposent un terrain commun. La classe bourgeoise et la classe ouvrière sont les filles d’un même monde moderne, d’un même système de production et de pensée. Elles ont l’une et l’autre besoin que la science développe par la liberté de l’esprit les forces productives de l’homme, et même en se combattant elles reconnaissent des nécessités communes et des communes pensées.

Au contraire, s’il est entendu qu’entre les fils d’un même pays, d’une même génération, d’un même siècle, d’une même classe, l’antagonisme de doctrine, de pensée et de conscience doit être à jamais si irréductible qu’on ne pourra jamais rassembler ces enfants sous la discipline d’une même école, Messieurs, c’est le déchirement intégral de la nation. […] »

Source : Jean Jaurès, Rallumer tous les soleils, Textes choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux, Editions Omnibus, 2006, p. 744-792

2017-01-16