Notre camarade Jean-Pierre Ghelfi explique dans le n° 2197 de « Domaine public » pourquoi il rejette l'initiative « Monnaie pleine ». La problématique est complexe et l'explication de Jean-Pierre devrait permettre d'éclairer les lanternes des électrices et électeurs des Montagnes neuchâteloises ; raison pour laquelle nous nous permettons de reproduire cet article avec l'aimable autorisation de « Domaine public ».

Le 10 juin, nous voterons sur l’initiative dite pour la monnaie pleine. Elle sera rejetée, non seulement parce que la très grande majorité des élus aux Chambres fédérales, des partis politiques et des associations économiques ont déjà manifesté leur opposition, mais surtout parce que ses buts et sa mise en œuvre restent incompréhensibles pour la plupart des gens.

Le concept de la monnaie pleine peut s’apparenter à la théorie quantitative de la monnaie dont l’une des idées principales est que la monnaie représente la source de la richesse. L’économie fait l’objet de multiples théories (offre et demande, rôle de l’État, libéralisme, marché et concurrence, monnaie, etc.). L’histoire et les expériences ont plus ou moins validé (ou invalidé) certaines d’entre elles.

Ces théories ont généralement pour but de comprendre les mécanismes économiques, avec l’ambition de proposer des règles (certains auteurs disent même des lois) pour permettre de faire fonctionner l’économie sinon harmonieusement, du moins en évitant des crises traumatisantes (comme celle des années 1930, par exemple).

Pas une mince affaire

Les meilleures ou moins mauvaises théories expliquent une partie du fonctionnement de la vie économique. Aucune, à notre connaissance, n’en propose une vue d’ensemble un tant soit peu cohérente. Ce constat n’est pas tout à fait surprenant. Comment, en effet, parvenir à rendre compte tout à la fois du fonctionnement des entreprises publiques et privées, du marché et de la concurrence, du comportement des individus et des ménages, du rôle de l’État, de l’apport des changements techniques, du développement des échanges internationaux et des flux financiers, sans oublier les rêves de puissance et de grandeur des gouvernements, ni la question de l’égalité ? Concilier tous ces éléments n’est pas une mince affaire.

Penser ou croire à l’existence d’une recette susceptible de faire fonctionner cet ensemble passablement disparate paraît pour le moins audacieux. Au point que tout économiste attentif à la réalité complexe du monde devrait avant tout éviter de croire qu’il détiendrait la Vérité.

Les partisans de la théorie de la monnaie pleine n’ont pas cette modestie. Ils prétendent que la régulation de la monnaie et du crédit constitue le vecteur principal pour assurer un fonctionnement sans à-coups de l’économie. Ils frisent le délire (DP 2041) en pensant pouvoir à la fois mettre de l’ordre dans le chaos, éviter des crises économiques et financières, protéger l’épargne, interdire aux banques de créer de la monnaie scripturale lorsqu’elles accordent des crédits aux entreprises et aux particuliers. Le Message du Conseil fédéral explique par le menu toutes ces questions, plus quelques autres.

Capacité d’adaptation

Les intentions des auteurs de l’initiative ne sont pas en cause. Il y a certainement une demande réelle de la population qui souhaite que l’épargne soit protégée (ou plutôt devrait-on dire « mieux protégée », car elle l’est déjà), que l’État ne doive pas voler au secours de grandes banques (banques dites systémiques) qui perdent pied parce qu’elles se sont lancées dans des opérations manifestement spéculatives, et qui souhaite également ne pas être entraînée une nouvelle fois dans une crise douloureuse comme celle de 2008.

Cette idée de monnaie pleine n’est toutefois qu’une théorie parmi d’autres. Aucun pays ne l’a mise en œuvre ni envisage de le faire. Pour la bonne raison — ou les bonnes raisons — que si cette conception pouvait éviter certains défauts du système actuel, elle en engendrerait d’autres. Même dans un régime de monnaie pleine, les banques ne cesseraient certainement pas de prendre des risques inconsidérés pouvant aller jusqu’à menacer leur existence. On ne saurait davantage imaginer que le même régime pourrait mettre le système bancaire suisse à l’abri de turbulences internationales — la crise de 2008 est partie des États-Unis et a contaminé la quasi-totalité du système financier mondial.

On peut évidemment déplorer l’instabilité de nos systèmes économiques. Mais tout instables qu’ils sont, ils ne fonctionnent dans l’ensemble et dans la durée pas trop mal, notamment parce qu’ils ont une certaine capacité d’adaptation. Ce ne sont certes pas des mécaniques parfaites. Mais peut-on croire qu’il en existe qui soient tout à la fois parfaites et humaines ?

Des failles à combler

Les principales failles du secteur financier mises en évidence par la crise de 2008 concernent d’abord la proportion insuffisante de fonds propres (capital et réserves) dont les banques doivent disposer par rapport aux crédits qu’elles accordent. Par ailleurs, on a décelé des lacunes dans la gestion de leurs risques ainsi que dans la surveillance exercée sur le monde de la finance, tâche assumée en Suisse par la Finma pour les banques en général et par la BNS pour les cinq banques systémiques d’importance nationale. Sous l’égide de la Banque des règlements internationaux (BRI), les gouvernements ont décidé de combler les failles et les lacunes constatées (mesures connues sous le nom de Bâle 3).

Il ne faudrait pas croire cependant que lesdites mesures sont la fin de l’histoire. Dix ans après la crise, les milieux bancaires, en Suisse et ailleurs, tentent de les remettre en cause. Elles seraient, disent-ils, trop contraignantes et leur application tatillonne. Le 6 mars, le Conseil national a approuvé à une large majorité une motion de sa commission de l’économie et des redevances, tendant à retirer une partie de ses pouvoirs à la Finma, avec l’argument qu’elle outrepasserait ses compétences réglementaires. Le texte adopté se substitue à une initiative parlementaire du conseiller national Alfred Heer (UDC), qui proposait carrément d’intégrer la Finma dans l’administration fédérale…

La monnaie pleine n’apporte pas de réponse à ces problèmes. L’interdiction faite aux banques de créer de la monnaie scripturale et le transfert à la Banque nationale suisse de la totalité de la création monétaire qui s’en porterait garante (d’où cette notion de « monnaie pleine ») suffiraient-ils vraiment pour stabiliser le système financier et pour assurer un développement plus harmonieux de l’économie ? Ce sera le sujet d’un prochain article.

(À suivre)

Jean-Pierre Ghelfi

 

2018-04-10