Le gros de la tempête est derrière nous. Cette tempête ne doit rien au réchauffement climatique, mais tout à un monde de la finance insatiable et à des conceptions économiques calamiteuses.
Commencerions-nous à sortir la tête de l’eau ? La crise dites des subprimes fête cette année ses dix ans. Nos économies en sont encore toutes cabossées — certaines davantage que d’autres.
Le chômage a grimpé un peu partout. Même s’il a commencé à reculer ici et là, son niveau actuel reste supérieur à celui d’avant. Les salaires ont peu augmenté, quand ils n’ont pas reculé dans certaines branches. L’emploi s’est trop souvent précarisé.
À l’autre bout de l’échelle, les milieux aisés sont devenus plus riches, et souvent de beaucoup. L’équité et la solidarité qui sont à la base d’un fonctionnement démocratique de la société n’y trouvent plus leur compte. Même le FMI s’en inquiète. C’est dire !
On doit se demander ce qu’il serait advenu si les principales banques centrales des pays développés (USA, UE, Japon et Suisse) n’avaient pas injecté dans le système économique des milliers de milliards de dollars, d’euros, de yen et de francs afin d’éviter que la crise financière de 2007 ne se transforme en crise généralisée — un tant soit peu analogue à celle des années 30 du siècle dernier. Il est possible, peut-être même probable, que nous aurions revécu une telle crise. Et les dommages auraient été bien pires que ceux que nous avons effectivement connus.
Le piège de la déflation
On pourrait nous objecter que ces considérations sont toutes spéculatives – pas au sens financier du terme ! – puisqu’il est impossible de savoir ce qui se serait passé si les banques centrales n’avaient pas agi. Nous avons pourtant quelques raisons de penser que nous aurions été davantage cabossés.
En effet, sans leurs interventions, on ne voit pas comment nous aurions pu éviter le piège de la déflation — qu’il serait aussi possible d’appeler implosion. C’est-à-dire d’une situation dans laquelle la conjoncture se dégrade, entraînant un processus de contraction de l’activité économique avec son lot de faillites d’entreprises, de pertes d’emplois et de tout ce qui s’ensuit. D’ailleurs la BNS y a fait explicitement référence en mentionnant « le risque de développements déflationnistes ».
Ce risque aurait été d’autant plus élevé que, parallèlement, les gouvernements ont pratiqué des politiques de rigueur budgétaire avec l’objectif avoué de réduire la taille de l’État et son endettement. La Confédération a été à cet égard un élève modèle — si l’on ose dire. Elle est en effet parvenue à diminuer sa dette de 25 milliards de francs (de 124 milliards 2003 à 99 milliards en 2016). Du coup, la part de cet endettement a passé de 26 % à 15 % du PIB. À notre connaissance, aucun autre pays n’a réalisé une telle « performance ».
Indispensable et vertueux
Cette politique d’austérité, proclamée indispensable et même vertueuse, peut avoir des effets dévastateurs lorsque la conjoncture se détériore et tant qu’on ne peut exclure une récession, voire une crise. Or c’est bien la situation dans laquelle nous nous sommes trouvés à partir de 2008.
Rester passif face à une telle éventualité est, pesons nos mots, irresponsable. Pourquoi ? La crise des années 30 a montré que, contrairement aux prétentions des théories libérales alors dominantes, l’économie ne se stabilise pas « spontanément » ni ne se rétablit « automatiquement ». L’État doit intervenir pour contribuer à redresser une conjoncture dégradée. Il doit le faire en pratiquant le « deficit spending », c’est-à-dire dépenser davantage qu’il n’encaisse et donc ne pas craindre de s’endetter.
Dans une telle situation, la dette de l’État est un moindre mal par rapport aux dégâts causés aux entreprises, aux emplois et aux ménages. En Suisse, cette politique a souvent été dénommée « programme de relance ».
La faute à l’État
Les enseignements de cette crise ont malheureusement été vite oubliés. D’autant plus vite que les sombres années de la deuxième guerre mondiale ont été suivies par la période de croissance quasi ininterrompue dite des « 30 glorieuses », de 1945 à 1975. C’est à cette période que le parti radical a lancé son slogan « moins d’État, plus de liberté » — que nous avions traduit en son temps par « moins d’État pour les milieux modestes » et « plus de liberté pour les classes aisées ».
Dans notre pays, cette conception s’est progressivement imposée. Elle a contribué à établir un nouveau modèle libéral – d’où le terme de néolibéralisme – qui ressemble comme deux gouttes d’eau à son prédécesseur. Ils prétendent tous deux que l’économie comporte des mécanismes de stabilisation automatiques, lesquels fonctionnent de manière d’autant plus efficace que l’État s’abstient d’intervenir.
Et, au cas où ces éléments stabilisateurs ne jouent pas, ou pas suffisamment, la faute en revient à l’État qui en ferait toujours trop. Par conséquent l’État doit en faire encore moins, de manière à ce que l’économie puisse « spontanément » se rétablir. Et pour que l’État en fasse le moins possible, son désendettement est évidemment prioritaire. Ce qui coule de source.
Ce choix est foncièrement idéologique. Il ne peut s’appuyer sur aucune expérience concluante. Les baisses d’impôts n’ont jamais permis d’améliorer la conjoncture. La réduction des dettes publiques pas davantage. En revanche, les conséquences négatives en sont bien connues.
De manière très simplifiée, disons que ma dépense est ton revenu. Si je réduis ma dépense, ton revenu sera aussi diminué. Ce qui saute aux yeux au niveau individuel n’est pas moins vrai pour l’ensemble de la société. Quant aux dépenses de l’État, elles sont les revenus de sociétés, d’organisations, de personnes, de ménages. Si l’État, pour réduire son endettement, encaisse plus qu’il ne dépense, il réduit ipso facto les revenus qu’il distribue.
Faire de l’argent
Cette politique est assumée par les partis bourgeois. Malgré la réduction de la dette fédérale, il n’est pas question de renoncer au frein à l’endettement, pour reprendre la terminologie en usage. Elle explique, du moins en partie, que l’amélioration de la conjoncture est plus tardive et plus timide chez nous que dans d’autres pays, notamment l’Allemagne.
Ainsi, de fait, la politique de relance a été assumée par la BNS. Certes, son but premier était d’éviter que le franc ne s’envole exagérément. Il fallait empêcher un effondrement des exportations qui, à n’en pas douter, aurait provoqué de nombreuses fermetures d’entreprises et donc des pertes d’emplois très importantes.
Pour illustrer l’ampleur des interventions de la BNS, on peut la comparer à celle de la banque centrale des États-Unis. Les réserves de devises de cette dernière ont presque quintuplé, passant de 900 milliards à 4’200 milliards de dollars. Pour la BNS, la progression a été encore plus spectaculaire. Ses réserves ont décuplé, passant de 70 milliards à plus de 700 milliards. Où en serions-nous si ces interventions n’avaient pas eu lieu ?
Le bilan dressé à l’occasion de ce dixième anniversaire, permet de montrer que les difficultés auxquelles nous avons été confrontés ne sont pas tombées du ciel. Elles sont la conséquence de la cupidité insatiable du monde de la finance toujours prêt, aujourd’hui comme hier, à proposer toutes les astuces possibles et (in)imaginables afin de « faire de l’argent ». Mais l’ampleur et la durée de cette phase de récession résultent aussi de l’idéologie libérale (re)devenue dominante et qui conduit à pratiquer, même en période de difficultés conjoncturelles sérieuses, une politique de rigueur incompréhensible du point de vue économique et calamiteuse sur le plan social.
Jean-Pierre Ghelfi
Article paru dans le Domaine Public n° 2182, le 18 octobre 2017