Dans son numéro du mois d’avril 2016, consacré au thème « Droit et justice sont-ils toujours d’accord ? », L’essor (www.journal-lessor.ch) publie un article de notre camarade Raymond Spira que nous reproduisons ci-dessous avec l’aimable accord de Rémy Cosandey, rédacteur responsable du journal, que nous remercions vivement.

Quelle est la légitimité d’une règle de droit ? Et qui doit en décider ?

Quand une loi est décrétée par le gouvernement d’un régime autoritaire dont les sujets vivent en permanence sous le contrôle de la police et la menace de sanctions prononcées par des tribunaux aux ordres du pouvoir, il est facile de discerner dans la règle de droit une injustice légalisée. Mais opposer le droit à la justice devient plus délicat lorsque la norme est issue d’un processus démocratique, tandis que ce qu’on désigne par « justice » relève d’une pure subjectivité.

Tout le monde, sans doute, a éprouvé une fois ou l’autre le sentiment qu’une règle de droit est injuste. Pour autant, s’il s’agit d’une norme promulguée conformément aux principes d’un État démocratique, elle s’impose à chacun, quitte à œuvrer pour la modifier ou l’abroger si elle nous heurte ou nous semble inacceptable. C’est l’opposition bien connue entre le droit positif et le droit désirable qui ne peut être surmontée qu’en respectant le processus législatif propre à chaque État.

Alors que le législateur édicte une règle générale, applicable à un nombre indéterminé de personnes, le juge l’applique au cas par cas. Il se trompe parfois et c’est pourquoi il existe des codes de procédure qui peuvent sembler compliqués mais qui mettent les justiciables à l’abri de l’arbitraire. La fonction du juge est d’interpréter la règle de droit à la lumière d’un cas d’espèce. Cette norme, il ne l’approuve pas toujours et lui aussi peut la trouver injuste. Il a le droit de le dire dans sa décision et même d’en appeler au législateur pour qu’il la modifie. Mais il ne peut refuser de l’appliquer.

Tout cela tombe sous le sens, dira-t-on. Pas forcément ! L’indignation populaire, largement répercutée, voire provoquée par les médias et les réseaux sociaux, prend parfois prétexte d’une loi ou d’une décision « injuste » pour appeler à la désobéissance civique ou à la résistance contre l’ordre établi1. C’est que, dans l’éternel conflit qui oppose Antigone à Créon, nous avons naturellement tendance à prendre le parti de la pieuse sœur de Polynice contre son oncle, inflexible représentant de la raison d’État. Et pourtant, lorsque aujourd’hui, dans nos sociétés démocratiques, certains prétendent refuser la « loi des hommes » au nom d’une improbable « loi de Dieu », n’est-ce pas Créon qui a raison d’exiger le respect du droit ?

À cet égard, la démocratie référendaire que nous pratiquons en Suisse est un excellent laboratoire où l’on multiplie les expériences. Dans ce système, toute loi adoptée par l’autorité législative peut être combattue par la voie du référendum et n’entrera en vigueur qu’à l’expiration du délai référendaire ou après avoir été approuvée lors d’une votation. De même, l’initiative populaire permet à un groupe de citoyens de soumettre au vote du peuple la proposition d’une nouvelle norme constitutionnelle. Or, quoi de plus légitime qu’une règle de droit approuvée par la majorité des votants ?

Pourtant, ce n’est pas aux lecteurs de L’essor qu’on apprendra qu’il y a dans la Constitution et dans les lois des dispositions qui heurtent notre sentiment de la justice. Et plus encore depuis que le référendum législatif et l’initiative constitutionnelle sont devenus les armes du combat mené par certains partis politiques, insatisfaits de n’avoir pas obtenu entièrement gain de cause lors des débats parlementaires.

Un idéal irrationnel

Comme en témoigne l’histoire de l’humanité, l’idéal d’une justice absolue est un idéal irrationnel et le prétendu « droit naturel » n’est qu’une vue de l’esprit. Faut-il rappeler, par exemple, que jusqu’à une époque récente, l’esclavage, la soumission des femmes, l’exploitation des enfants, la torture, les châtiments corporels, le colonialisme, la discrimination raciale et l’eugénisme étaient jugés licites dans les sociétés les plus « civilisées » et qu’ils sont loin d’avoir complètement disparu ?

Certes, il existe de nos jours un standard minimum commun au genre humain qu’on appelle droits de l’homme ou droits fondamentaux. Mais il ne manque pas de bons esprits pour nous expliquer que les conventions internationales qui définissent ces droits n’ont qu’une valeur relative et qu’il appartient à chaque État de décider ce qu’il en retient.

Opposer le droit à la justice, ne serait-ce pas une manière de refuser la réalité du monde et son imperfection ? Or, comme l’affirme le grand juriste Hans Kelsen (1881-1973) : « Contrairement à une méprise trop fréquente, une théorie relativiste des valeurs n’affirme pas qu’il n’existe pas de valeurs, et en particulier pas de justice ; elle implique seulement qu’il n’existe pas de valeurs absolues, mais uniquement des valeurs relatives, pas de justice absolue, mais seulement une justice relative, que les valeurs que nous fondons par nos actes créateurs de normes et que nous mettons à la base de nos jugements de valeur ne peuvent pas avoir la prétention d’exclure la possibilité même de valeurs opposées2»

Raymond Spira

1 Cf. par exemple Albert OGIEN et Sandra LAUGIER, Pourquoi désobéir en démocratie ? Paris : Editions La Découverte/Poche, 2011. Pour un exemple concret survenu en Suisse : Viviane ROUILLER, Légitimité contre légalité. L’action d’occupation de l’Echo du Boulevard à Lausanne, Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, n° 29/2013, p. 117- 132.

2 Hans KELSEN, Droit et morale (extrait de Théorie pure du droit), précédé de Qu’est-ce que la justice ? Editions Markus Haller, 2012, p. 117.

2016-07-26