Après les indépendances qui les ont affranchis de la domination coloniale, les pays en développement ont tenté de développer leurs économies par l’intervention de l’État, parfois même en adoptant explicitement le socialisme. Durant cette période, la croissance a été meilleure que par la suite, lorsque ces États, contraints par les pays riches, ont adopté des politiques économiques libérales.
Ce qu’on ne vous dit pas
Contrairement à ce que l’on croit souvent, les résultats des pays en développement ont été meilleurs dans la période de développement dirigé par l’État que dans la période de « réformes de marché » qui a suivi.
À quelques rares exceptions près, tous les pays riches d’aujourd’hui, y compris la Grande-Bretagne et les États-Unis - ces patries supposées du libre-échange et du libre marché -, doivent leur richesse à des stratégies combinant le protectionnisme, les subventions et d’autres mesures, qu’aujourd’hui ils conseillent aux pays en développement de ne pas adopter.
Deux beaux exemples :
- Il y a encore 10 ans, le pays « A » était extrêmement protectionniste : son taux moyen de droits de douane sur les produits industriels se situait au-dessus de 30 %. Son secteur bancaire, très réglementé, appartient à l’État. Il impose de lourdes restrictions aux flux transfrontières de capitaux et de multiples limites à la propriété étrangère des actifs financiers. Il n’y a jamais d’élections et la corruption est omniprésente. Les droits de propriété intellectuelle sont peu protégés des pirates, ce qui fait du pays le champion mondial de la contrefaçon. Il a quantité d’entreprises publiques dont beaucoup font de grosses pertes mais sont maintenues à flot par les subventions de l’État et les droits de monopole qu’il leur accorde.
- La politique commerciale du pays « B » a été la plus protectionniste du monde au cours des dernières décennies, avec un taux moyen de droits de douane sur les produits industriels de 40 à 55 % ! La majorité de la population n’a pas le droit de vote. L’achat des voix et la fraude électorale sont extrêmement répandus. La corruption est effrénée et les partis politiques vendent les emplois publics à ceux qui les soutiennent financièrement. Ses finances publiques sont précaires. Dans le secteur bancaire, il est interdit aux étrangers de faire partie des conseils d’administration et les actionnaires étrangers ne peuvent pas exercer leurs droits de vote. Il n’a pas de droit sur la concurrence, ce qui permet aux cartels de grandir sans entraves. La protection des droits de propriété intellectuelle est lacunaire.
Ces deux pays privilégient donc des pratiques anti-libérales (protectionnisme massif, discrimination contre les investisseurs étrangers, faible protection des droits de propriété intellectuelle, monopole, corruption, absence de véritable démocratie, etc) sensées les engluer dans les affres du sous-développement.
Question aux économistes orthodoxes : « Quels sont donc ces deux pays ? »1
S’ils pouvaient parler, les présidents américains décédés diraient aux Américains et aux autres peuples que les politiques préconisées aujourd’hui par leurs successeurs sont aux antipodes de celles qu’ils ont utilisées pour faire d’une économie agraire de deuxième ordre, qui dépendait du travail des esclaves, la plus grande puissance industrielle du monde.
- Hamilton (1757-1804) fut le premier secrétaire au Trésor américain. À ce titre, il fut, dès 1789 sous George Washington, l’architecte du système économique moderne des États-Unis ; le protectionnisme était le cœur de sa stratégie.
- Abraham Lincoln (1809-1865), protectionniste notoire a porté, pendant la guerre de Sécession, les droits de douane à leur plus haut niveau de tous les temps.
- Ulysses Grant (1822-1885) a dit un jour : « Dans deux cents ans, quand l’Amérique aura tiré du protectionnisme tout ce qu’il peut offrir, elle aussi adoptera le libre-échange. »
Faites ce que je dis, pas ce que je fais !
Au milieu du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne est entrée dans la fabrication de la laine. Elle l’a fait grâce au protectionnisme douanier, aux subventions et aux autres formes de soutien que Walpole (son Premier ministre dès 1721) et ses successeurs ont fournis aux industriels nationaux du secteur.
La Grande-Bretagne a été l’un des pays les plus protectionnistes du monde pendant une grande partie de son essor économique (1720-1850). Elle n’a adopté le libre-échange que dans les années 1860, lorsque sa domination industrielle était absolue.
Voyant dans les brevets des monopoles artificiels qui violent le principe du libre-échange, les Pays-Bas et la Suisse ont refusé de les protéger jusqu’au début du XXe siècle.
Puisqu’ils préconisent des politiques qu’ils ne suivaient pas eux-mêmes quand ils étaient en développement, le vrai message des pays riches aux pays pauvres est clair : « Faites ce que je dis, pas ce que je fais. »
Dans les faits
Depuis les années 1980, mis à part les BRICS qui eux n’ont pas appliqué de vraies politiques de libre-échange, les pays en développement ont subi une importante décélération de leur croissance économique.
Aux premiers stades du développement, les marchés ne fonctionnent pas très bien ; l’État doit donc réglementer plus activement les marchés et parfois même en créer délibérément. À ces stades, l’État doit nécessairement faire beaucoup de choses lui-même parce qu’il n’existe pas assez d’entreprises privées compétentes. Les pays en développement doivent donc protéger et soutenir leurs producteurs tant qu’ils n’ont pas acquis la capacité d’affronter, sans aide, la concurrence sur le marché mondial.
Résumons
Les politiques de libre-échange et de libre marché sont des stratégies qui ont rarement fonctionné, voire jamais. La plupart des pays riches ne les ont pas utilisées quand ils se développaient eux-mêmes, et, depuis trois décennies, elles ralentissent la croissance et aggravent l’inégalité dans les pays en développement. Les pays qui se sont enrichis par ces politiques de libéralisation sont rares et le resteront.
Luc Rochat
1 Réponse : Le pays « A » représente la Chine actuelle, champion de la croissance économique depuis plusieurs décennies. Quant au pays « B », ce sont les États-Unis des années 1880, alors qu’ils étaient un pays encore plus pauvre que la Chine actuelle.